CHAPITRE XXVI
À l’approche de Temporary Station, la draisine se mêla au flot de la circulation sans attirer particulièrement l’attention. Elle avait baissé suffisamment le chauffage pour que du givre se colle aux vitres latérales. Il était difficile, pour ceux qui roulaient à sa hauteur, de distinguer qui se trouvait dans le véhicule. D’ailleurs le plus grand nombre de locos, de draisines, de wagons motorisés étaient dans un état de délabrement tel que de véritables carapaces de givre les recouvraient.
Dans l’écluse d’admission elle eut un instant de panique, à la vue de deux blindés de la Force fédérale d’intervention de fabrication panaméricaine. Deux unités trapues dotées des derniers perfectionnements en matière de détection et d’armement.
En principe, rien ne distinguait sa draisine construite de bric et de broc des autres. La file d’attente s’allongeait, car un feu de circulation triait au hasard les véhicules suspects des autres. Un sur trois environ. Elle eut la présence d’esprit de remonter le chauffage, et le givre commençait de fondre lorsqu’elle arriva à côté du blindé d’où s’opérait le tri. Elle poussa un soupir de satisfaction quand elle fut autorisée à pénétrer dans la ville.
Plus loin elle dut préciser sa direction à l’aide de son micro :
— Marché.
— Saturé. Prenez le Quai des Litiges.
Où allait-elle encore échouer ? Le Quai des Litiges, elle s’en rendit compte plus tard, était celui des tribunaux de toute nature. Tribunaux criminels mais aussi tribunaux de commerce, vérifications des poids, des mesures et des monnaies. Dans cette partie extravagante de la Fédération Australasienne la moindre Compagnie pouvait créer sa monnaie. Du coup les transactions se faisaient surtout avec des dollars panaméricains, des calories banquisiennes, de l’or et de l’acier inoxydable. Ce métal valait la moitié de l’or environ. Les pièces étaient carrées, marquées d’un poisson.
Pour stationner elle dut payer sur-le-champ une somme élevée qu’elle régla en calories. Puis elle pénétra dans une cafétéria enfumée où l’on se disputait pour se faire servir. On ne faisait pas attention à elle et dans une glace piquée elle se rendit compte qu’elle n’avait rien d’engageant. Elle avait graissé ses cheveux pour les raidir, coloré son visage, lui donnant les apparences d’un alcoolisme déjà ancien et ses vêtements n’avaient rien de sexy. Pourtant on lui pinça plusieurs fois les fesses avant qu’elle n’obtienne un mélange de thé et d’alcool. Infect, car certainement du thé synthétique et de l’alcool tiré du glycogène d’un animal quelconque.
Elle écoutait les conversations. On parlait surtout d’une tempête annoncée pour dans quarante-huit heures, du prix de la viande de phoque et de celui du poisson gras. Les cours des poissons maigres s’écroulaient car on avait de gros arrivages.
Durant la journée elle fréquenta plusieurs bars louches, des boutiques, avant d’apprendre que depuis un mois tous les schémas de circulation avaient été regroupés dans deux magasins centraux sur l’ordre des autorités fédérales.
— Jusqu’ici on avait la paix avec ces types-là, mais depuis qu’ils ont mis le grappin sur la station, terminé ! On ne trouve pas un seul schéma à moins de mille dollars. Et celui qui les vend et celui qui les achète risquent gros.
Elle discutait dans un minuscule compartiment-bar avec le patron affalé derrière son comptoir. C’était un Asiatique ridé qui avait teint ses cheveux en rouge. Il expliqua que c’était à cause des parasites qui grouillaient dans cette station.
— Il faut donc passer par les boutiques officielles ?
— Oui, et surtout répondre à un long interrogatoire, fournir une adresse dans la station et patienter quinze jours. Vous serez convoquée deux ou trois fois, on viendra interroger votre logeur et vous devrez aussi trouver deux témoins affirmant que vous êtes bien une telle.
— C’est trop long, dit-elle.
— Vous devez aller dans quel coin ?
— Je voudrais faire de la vente dans les stations les plus perdues. Vente de farine. Même les plus pauvres ont besoin de farine. Il se trouve que je dois en recevoir un train complet… Je n’ai pas envie de voyager sur le Kerguelen.
— Le 40e ?
— Dangereux pour une femme.
— Pour le 40e j’ai peut-être un tuyau. Par les branches latérales, les lignes de raccordement, les lignes privées à péage et celles qui sont un peu négligées et dites de viabilité incertaine, on doit pouvoir se déplacer sans affronter vraiment le 40e. Et par là-bas ça ne manque pas de microstations, parfois juste habitées par une famille, qui pourraient être intéressées par votre farine. Vous pouvez repasser ?
Elle se méfiait mais elle ne voyait pas d’autre solution.
— Bientôt ?
— Demain même heure ?
Pour trouver un compartiment simple elle dut marcher beaucoup et payer une somme exorbitante pour un quart de compartiment, avec juste une couchette et un lavabo crasseux. Le traintel était un véritable caravansérail bruyant et elle eut l’impression que les clients ne se couchèrent pas de la nuit. Quand elle se leva, tout était calme par contre, mais elle devait continuer à chercher ses schémas dans le cas où l’Asiatique lui apparaîtrait comme douteux.
Mais elle eut surtout affaire à des indicateurs des Forces Fédérales et réussit à les duper. Elle s’abstint dès lors de demander où elle pouvait se procurer des schémas. Elle fit quelques achats qu’elle alla déposer dans sa draisine. On lui avait infligé une amende pour stationnement abusif et elle dut aller payer une seconde fois pour prolonger le délai écoulé. Toute cette station paraissait organisée pour aspirer le plus d’argent possible à tous ces miséreux qui accouraient de cette partie de la Dépression Indienne. Il y avait des fermiers qui survivaient difficilement dans des stations-serres perdues, toujours à la recherche d’un combustible le moins cher possible. L’huile de phoque était à un prix extraordinairement élevé et de mauvaise qualité. On vendait aussi des plaquettes de guano séché pour le chauffage. Tout était horriblement cher et pourtant l’endroit grouillait d’acheteurs, de traîne-wagons, d’aventuriers hâves qui cherchaient des filons, comme des cargos pris dans la banquise ou des colonies de goélands. Des chasseurs de loups se promenaient avec des dizaines de peaux pendues sur une perche. On trouvait toutes sortes de peaux de phoques, depuis la peau de bébé jusqu’à celle des éléphants de mer.
Non sans appréhension elle retourna chez l’Asiatique. Son bar était plein ce jour-là et il fit semblant de ne pas la reconnaître. Elle prit un thé arrosé, et découvrit le petit mot dans le petit paquet d’édulcorant de synthèse : COMBICAS 1 000 $.
Elle roula le petit papier d’emballage pour le jeter au-dehors une fois qu’elle aurait bu son thé. Elle attendit dix minutes avant de s’en aller. Il lui fut assez facile de trouver le magasin en question deux quais plus loin. Il vendait des combinaisons d’occasion.
C’était une jolie femme blonde qui le tenait et, lorsque Yeuse parla de l’Asiatique, elle l’entraîna dans la mezzanine au-dessus pour lui faire essayer une combinaison très sophistiquée, dit-elle.
— J’ai votre schéma.
— Pour l’Est ? Sans passer par le 40e ?
— Il vous conduira au-delà de deux mille kilomètres.
— Quelle garantie ?
— Aucune. Mais j’ai toujours fourni des schémas.
Yeuse essaya de marchander mais c’était inutile.
— Je n’ai que des calories.
— Excellent, elles sont à la hausse. Pas de problèmes ici.
Yeuse compta les billets et la jeune femme lui désigna une combi :
— Celle-là doit vous aller. Le schéma est cousu dans le système d’évaporation de la condensation. Vous devriez l’enfiler tout de suite.
Yeuse le fit, abandonna la vieille combi qu’elle avait mise pour passer inaperçue.
Elle décida de passer encore une nuit dans son traintel de crainte d’être surveillée. Un départ trop précipité aurait pu donner l’éveil.
Bien avant l’aube elle gagna sa draisine et sortit du parking pour aller faire le plein d’huile de phoque. L’écluse de sortie était également surveillée et cette fois elle fut dirigée vers le contrôle policier.
— Où allez-vous ?
— Je vais essayer de remonter vers le Capricorne. On m’a parlé d’un travail dans une usine mobile de traitement des viandes. Je suis spécialiste pour transformer un lard de phoque en pur lard de cochon.
Le policier fédéral grimaça de dégoût.
— Votre nom ?
— Eschola.
— Vous voyagez à vue ?
— Avec cette épave ?
Il la fit ranger plus loin et une équipe de trois hommes vérifièrent la draisine de fond en comble.
Comme elle était d’un fonctionnement sommaire ils eurent vite fait. Ni lecteur de schéma, ni radar, ni indicateur de continuité. Juste l’appareillage pour actionner les aiguillages à distance et le sélecteur de voies lentes et rapides.
— Vous n’avez aucun papier ?
— Jamais eu besoin depuis que je fréquente la Dépression.
C’était tout à fait vraisemblable. Dans cette zone aucun papier d’identité n’était en vigueur. Stanley Station répugnait à délivrer des passeports à toute une population de marginaux, de trafiquants et de truands.
Ils finirent par la laisser repartir et elle apprécia sa nouvelle combi qui avait éliminé sans mal la sueur froide qui coulait dans son dos.
Elle retrouva la petite ligne secondaire conduisant à l’usine de guano, passa le sas et crut avoir une hallucination : la locomotive géante avait disparu.